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Le dixième sens

Auteur : Philippe Contal

Notre perception de l’environnement passe par différents capteurs : les sens. Ceux-ci nous permettent de recueillir l’information que nous interprétons pour construire notre représentation de l’environnement et du monde. Le digital peut-il être considéré comme un nouveau sens ? Simple analogie ou changement de paradigme ?


Du point de vue physiologique, les sens sont les organes de la perception. Ce sont les fonctions psychophysiologiques par lesquelles un organisme reçoit des informations sur certains éléments du milieu extérieur, de nature physique ou chimique : la vue, l'odorat, le goût, l'ouïe et le toucher. Cette classification en cinq sens a été établie par Aristote¹.

Cette définition très réductrice a le mérite de simplifier l’approche et la compréhension de ce qui nous permet de collecter des informations de notre environnement.

Depuis une vingtaine d'années, les scientifiques ont remis en question cette définition des sens. Ils estiment qu'il en existe d'autres, qui ne sont pas des sens externes, comme ceux identifiés par Aristote, mais internes². Il existe donc aujourd'hui un courant de pensée qui admet quatre nouveaux sens, encore méconnus : la proprioception, l'équilibrioception, la thermoception et la nociception³.

D'autres chercheurs proposent, quant à eux, une hypothèse plus radicale : il n’existerait qu'un seul sens, général, compte tenu de l'existence de neurones multisensoriels⁴. En ce cas, la séparation des sens ne serait, finalement, plus légitime. Des études neurophysiologiques ont en effet montré qu’il existe dans de nombreuses espèces des neurones multisensoriels, recevant des afférences de plusieurs modalités sensorielles, dans différentes parties du système nerveux⁵. Le fait pour un chat, par exemple, d’être exposé à la vue et au chant d’un oiseau active la même région du colliculus supérieur.

Il n’est donc pas nécessaire de faire appel à un sixième sens ésotérique pour admettre que notre manière d’appréhender notre environnement n’est pas réductible à cinq types capteurs sensoriels⁶. Nous sommes en contact avec l’extérieur, mais l’interprétation des résultats passe par une combinaison, dépassant la simple addition. La vision holistique remplace la fragmentation réductrice de l’analyse. Les interactions créent des émergences, des ruptures. La complexité n’est pas réductible à ce qui la compose.

« La vision holistique remplace la fragmentation réductrice de l’analyse. »

Les sens ne représentent donc pas seulement les capteurs qui nous rendent sensibles à notre environnement mais également la manière dont nous les interprétons. La mémoire a également un rôle à jouer. Elle permet l’identification, la comparaison, l’interpolation et l’extrapolation. D’après certains chercheurs, la perception du temps chez l’Homme est également un sens. La question des sens pourrait-elle nous faire perdre le sens de la question ?

Or notre connexion quasi-permanente au monde digital nous ouvre une nouvelle manière de capter des informations sur notre environnement proche et éloigné. Pour la première dans l’histoire de l’humanité, nos sens sont augmentés par des outils qui nous donnent un accès à des informations qui nous sont impossibles à appréhender avec nos « sens naturels ».

L’utilisation d’un système de cartographie nous donne une perception élargie de notre environnement de conduite. Anticiper les bouchons, mais également connaître sa position (proche de la mer ou d’un lieu historique) nous propulse dans une conscience élargie. Le rayon géographique de notre contact avec le monde physique ne se limite plus à ce que nous pouvons toucher, voir, entendre, sentir ou goûter. Discuter avec un système de messagerie instantanée nous donne la possibilité d’échanger en temps réel avec une personne située à l’autre bout de la planète aussi aisément qu’avec notre voisin. C’est même parfois plus facile du fait que la connexion interpersonnelle n’est pas géographique mais, par exemple, liée à un partage de centre d’intérêt.

Nos sens physiques classiques sont limités dans un spectre physiologique. Nous ne pouvons percevoir les infrasons, les ultrasons, les infrarouges, les ultraviolets ou certaines gammes d’ondes ou d’odeurs pourtant perçues par des animaux. De la même manière le spectre du digital ne nous est pas perceptible en totalité. Le lien hypertexte nous ouvre des prolongements thématiques - presque - infinis, mais nous ne pouvons prétendre être capable de lire et comprendre les quelques milliards de milliards de pages indexées par Google. La distance avec certains contenus n’est pas mesurée en kilomètres mais en nombre de connexions qui nous en séparent.

Comme les sens traditionnels, le digital peut également nous trahir. Les hallucinations ou simplement les illusions d’optique⁷ illustrent aisément notre capacité à interpréter au-delà de ce que nous percevons. Dans l’univers digital, nous pouvons être bercés et manipulés de la même manière. Les algorithmes sont souvent décriés pour nous enfermer dans un réseau de personnes et de certitudes. Mais il en est de même dans la « vraie vie ». En effet, nos relations, nos préférences, nos filtres multicouches conditionnent et consolident nos convictions. Le fil d’actualité des réseaux sociaux ne fait que reproduire notre tendance naturelle à limiter notre attention sur ce qui correspond à nos idées, nos attentes, nos convictions. Cela dit, la puissance algorithmique peut nous imposer un conditionnement. Il ne s’agit plus d’un filtre que nous plaçons devant nos yeux – volontairement ou non - mais d’une influence directe sur ce qui nous est perceptible. Vous êtes passionné de tennis ? Vous aurez l’illusion que le monde entier partage votre passion ! Ce n’est pas très grave pour une pratique sportive, mais que dire des opinions politiques, surtout lorsqu’ils tendent à l’ostracisme ?

Considéré comme un sens - une nouvelle capacité à appréhender les informations qui construisent notre vision du monde - le digital prend une toute autre dimension qu’une simple débauche technologique. Le digital modifie notre capacité à percevoir, à comprendre, à interpréter et à construire des relations. A l’aube de l’Homme augmenté⁸, nous sommes divisés entre crainte, fantasme, envie et rejet. Mais la technologie est déjà présente dans notre quotidien au point qu’elle passe - presque - inaperçue.

Puisque le digital permet de percevoir, sa principale valeur ajoutée n’est donc pas dans l’émission d’informations mais dans la réception, le filtrage et l’interprétation. La transformation digitale ne consiste pas à créer un site Internet ni à jouer sur les réseaux sociaux. Il s’agit de mettre en place des capteurs pour identifier et acquérir de l’information pour produire des décisions et des actions matérielles et digitales. C’est la raison pour laquelle la méthode #TerritoireDigital laisse une grande place aux indicateurs qui permettent de mesurer les résultats.
Le sens de l’équilibre - équilibrioception - est essentiel pour assurer nos mouvements dans l’espace. Or celui-ci a tout autant besoin de capter de l’information que d’agir sur son environnement, à la fois pour garder l’équilibre mais également pour bouger, marcher, courir… C’est la boucle de rétroaction - au cœur du modèle des systèmes asservis⁹ - qui permet d’obtenir un comportement stable dans un environnement incertain voire imprévisible.

Il en est de même dans le digital. En effet, la création d’un site Internet doit s’accompagner d’autres relais pour capter des contacts, comme un outil de messagerie instantanée. Mais il est également indispensable de disposer d’outils de mesures statistiques et en temps réel. Le digital n’est pas un distributeur automatique placé dans un désert. Il créé des interactions auxquelles il faut savoir répondre. Il faut donc pouvoir mesurer, interpréter et réagir rapidement. Comme pour le sens de l’équilibre, le temps de réponse est une condition essentielle à la réussite. Il est d’ailleurs indiqué sur les pages Facebook (« Réponse moyenne : … »).

Le sens digital est bidirectionnel : nos publications et interactions créent notre territoire digital ; les outils de mesure nous permettent d’ajuster, d’optimiser et de développer notre présence digitale. Concrètement, il est complètement inutile de créer un site Internet sans savoir ce qu’il s’y passe, inciter les interactions, capter l’attention des visiteurs… Le « site vitrine » ne devrait pas exister. Son seul mérite est de se donner l’illusion d’être présent. Mais saurions-nous courir si notre apprentissage de la marche s’était limité au jour où nous avons fait nos premiers pas ?

Le digital nous permet d’appréhender notre champ concurrentiel, de mesurer les résultats des actions entreprises… La seule stratégie digitale pertinente consiste à améliorer les performances. Les outils et méthodes sont au service de l’optimisation des résultats.

« La seule stratégie digitale pertinente consiste à améliorer les performances. »

Avant de courir, nous devons apprendre à nous lever et à marcher. Pour savoir nager, il faut commencer par être dans l’eau. C’est une condition nécessaire pour ressentir l’environnement aquatique et ses particularités physiques. Pour que le digital soit utile et efficace, nous devons également… faire le premier pas, expérimenter, tester et nous approprier les usages. Le digital requiert dont un entraînement, comme le sport ou la pratique d’une langue.

En raccourcissant le temps et l’espace, le digital offre une forme d’ubiquité mais implique une intense réactivité. Le digital ne passe pas par un cahier des charges mais par un apprentissage permanent et surtout un ajustement constant. La contraction du temps place la réactivité avant la perfection. Cette inversion de priorité fait partie du véritable changement de paradigme qui accompagne la transformation digitale.

« La contraction du temps place la réactivité avant la perfection. »

Peut-on imaginer la prochaine étape de la transformation digitale de nos sociétés ? Cette question possède plusieurs facettes : la technologie, certes, mais également la politique, l’écologie, la philosophie…

Aujourd’hui, la technologie est encore extérieure à nos corps. Ordinateur portable, téléphone mobile, montre et objets connectés… ces artefacts forment une sorte de greffe que nous pouvons choisir d’utiliser ou non. L’avenir de ces technologies passera certainement par une connexion plus poussée, livrant de l’information brute à notre cerveau, comme les sens naturels dont nous disposons. Tel est l’enjeu du transhumanisme¹⁰.

La technologie nous transforme. Cette transformation s’accompagne d’une autre perception de notre environnement et du monde dans lequel nous vivons. Est-ce une chance ou un risque ? Probablement les deux, car les usages que nous en ferons conditionneront la véritable réponse. Celle-ci ne sera d’ailleurs probablement pas exclusive mais comportera des nuances. Comme la connaissance de l’atome permet la construction des bombes mais également le traitement de certaines maladies ou la fabrication de nos gadgets électroniques, le digital nous ouvre un avenir dont son utilisation déterminera notre capacité dépasser le stade de l’apprenti sorcier.

Philippe Contal
Fondateur d'iSDO
Créateur de #TerritoireDigital™ 


¹ Aristote, philosophe grec (384 avant J.-C. - 322 avant J.-C.)
² Docteur de l'université Pierre et Marie Curie, François Le Corre a réalisé une thèse intitulée Distinguishing the senses : Individuation and classification (Distinguer les sens : individuation et classification) - www.franceculture.fr/...
³ « Nous avons plus que 5 sens », épisode 11 e-penser - www.youtube.com/...
⁴ « Le son de la rose - Comment le cerveau traite-t-il l'interaction multisensorielle audio-olfactive ? », thèse de Doctorat d’Amandine Gnaedinger, 2016 - www.theses.fr/...
⁵ Perception et Intermodalité », Joëlle Proust - books.google.fr/...
⁶ « Développer son intelligence intuitive » - www.psychologies.com/...
⁷ « 30 illusions d'optique à couper le souffle. Testez-vous ! » - positivr.fr/...
⁸ « L'homme augmenté, une (r)évolution de taille ? », Collectif de la Rédaction « Les clés de demain » - lesclesdedemain.lemonde.fr/...
⁹ « Un asservissement ou système asservi est un système (physique) qui doit commander une grandeur de sortie conforme à une grandeur appliquée à son entrée : la sortie doit "obéir" à l'entrée. », Charles Hubert - artsetlienslivryens.free.fr/...
¹⁰ « Viendra un jour où la possibilité nous sera offerte d’augmenter nos capacités intellectuelles, physiques, émotionnelles et spirituelles bien au-delà de ce qui apparaît comme possible de nos jours. Nous sortirons alors de l’enfance de l’humanité pour entrer dans une ère posthumaine. », Nick Bostrom, cité par Luc Ferry - www.lemondedesreligions.fr/...
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